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Tribune : L’Etat français et les « biens mal acquis » : crainte d’une double spoliation et propositions

Les « biens mal acquis » désignent les détournements massifs de fonds publics des pays africains vers les pays occidentaux à travers des acquisitions immobilières, des placements bancaires et des opérations financières de nature diverse. Certes la presse évoque souvent les affaires impliquant les chefs d’Etats d’Afrique centrale (Omar Bongo Ondimba, Denis Sassou Nguesso, Teodoro Nguema Obiang Mangue), ce type de crimes économiques recouvre davantage un caractère international.

 De toutes les personnalités africaines accusées par la justice française de spoliation de leurs Etats, seul Teodoro Nguema Obiang Mangue, vice-président de la Guinée équatoriale, a été condamné. Le 10 février 2020, la Cour d’appel de Paris a rendu une décision confirmant la peine de trois ans de prison avec sursis qui lui avait été infligée en première instance, ainsi que la confiscation de l’ensemble de ses biens sur le territoire français, d’une valeur estimée à 150 millions d’euros (environ 100 milliards de FCFA). Ce jugement a été alourdi d’une amende ferme de 30 millions d’euros (près de 20 milliards de FCFA).

Marc Mvé Bekale
Marc Mvé Bekale
Maître de conférences
Université de Reims © D.R

 Les ONGs Transparency International France et Sherpa, qui se sont constituées parties civiles dans cette affaire, y ont vu l’aboutissement des efforts entamés depuis 2007. On comprend leur satisfaction. Celle-ci est à la fois morale et financière. Quant aux Africains, ils n’y voient point grand motif de réjouissance. Expliquons-nous.

En matière de restitution des avoirs illicites, il existe toujours en France un vide législatif. L’assemblée nationale a tenté de combler ce vide en adoptant, le 21 mars 2021, un « projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales ».  Ce projet fait suite à la proposition de loi du sénateur Jean-Pierre Sueur,relative à « l’affectation des avoirs issus de la corruptiontransnationale », adoptée au sénat le jeudi 2 mai 2019. Il reprend également les recommandations issues du rapport parlementaire rédigé la même année par les députés Laurent Saint-Martin et Jean-Luc Warsmann, intitulé « Investir pour mieux saisir, confisquer pour mieux sanctionner ».

Le dispositif définitif prévoit la restitution « au plus près de la population de l’État étranger concerné, les recettes provenant de la cession des biens confisqués aux personnes définitivement condamnées pour le blanchiment, le recel ou le blanchiment de recel ». Il vise particulièrement toute « personne dépositaire de l’autorité publique d’un État étranger, chargée d’un mandat électif public dans un État étranger ou d’une mission de service public d’un État étranger, dans l’exercice de ses fonctions. »

Le projet de loi, salutaire en soi, nécessite cependant une analyse critique, laquelle a conduit aux propositions qui suivent.

 

Proposition 1.

De la nécessité morale de restituer aux populations africaines les avoirs illicites récupérés auprès des intermédiaires français

 Dans les affaires de « biens mal acquis », il existe quatre classes de spoliateurs : les personnalités africaines détentrices d’autorité publique, les hommes politiques français bénéficiaires des réseaux de corruption de la « Françafrique », les intermédiaires ― avocats, notaires, agents immobiliers ― et les facilitateurs institutionnels de transactions illégales. Les facilitateurs institutionnels, composés essentiellement d’établissements bancaires, bénéficient d’une forme d’immunité vu qu’il n’existe pas de justice transactionnelle en France ― qui permet, comme aux Etats-Unis, de poursuivre les grandes entreprises.  Beaucoup de personnalités politiques françaises se sentent quelque peu à l’abri car l’argent liquide transporté dans des « valises » ne laisse pas toujours de trace écrite. Quant aux intermédiaires, nombre d’entre eux ont déjà fait l’objet de condamnations. Ces condamnations étant en lien direct avec les « biens mal acquis », il apparaît moralement juste que les fonds confisqués dans ce cadre soient, en partie, versés aux pays victimes.

 La loi française encadrant la restitution des « biens mal acquis » n’étant pas encore promulguée, qu’adviendrait-il des ressources récupérées dans l’affaire Teodoro Nguema Obiang ? A cet égard, il convient de rappeler que le droit français prévoit à ce jour quatre destinations des fonds provenant des avoirs illicites, lesquels sont gérés par l’AGRASC (Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués) : 1/l’indemnisation des parties civiles, 2/ l’abondement de fonds spéciaux par le versement à la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives et au fonds pour la prévention de la prostitution et l’accompagnement social et professionnel des personnes prostituées, 3/l’autofinancement de l’AGRASC, 4 /l’abondement du budget général de l’État qui contribue au désendettement de l’État.

Le vice-président de la Guinée équatoriale a fait appel de sa condamnation. Il est peu probable que le jugement soit cassé en dernière instance. Toutefois, au regard de la crise sanitaire qui a ralenti l’activité parlementaire en France, l’on doute que la loi et les conditions de sa mise en application, précisées par décret en Conseil d’Etat, soient en vigueur avant la décision de la cour de cassation. Dans un tel contexte, il est fort à craindre que les valeurs mal acquises par Nguema Obiang deviennent légalement la propriété de l’Etat français. Une telle affectation, certes justifiée en droit, se révèlerait foncièrement immorale. Elle pourrait tout simplement être interprétée comme une autre forme de détournement de l’argent des pauvres. Commencera alors le procès du voleur volé ou du spoliateur spolié. Il ne faudrait pas s’étonner de l’exacerbation du sentiment anti-français en Afrique centrale.

Si l’on revient au texte de Jean-Pierre Sueur, antérieur au récent projet de loi unanimement adopté, il propose de faire reposer la restitution sur « les principes de transparence, de recevabilité, d’efficacité, de solidarité et d’intégrité » tout en prenant soin de souligner la difficulté d’application de tels principes au sein des Etats où la gouvernance est défaillante et la corruption endémique.

Ces observations sont absolument justes et pertinentes. Comment expliquer alors que les parlementaires français n’aient pas associé la société civile du Gabon, du Congo Brazzaville, de la Guinée équatoriale à leur travail ? Il eût été nécessaire de collaborer avec des universitaires, des juristes, des économistes, des sociologues et même des parlementaires africains dans la conception des volets essentiels du dispositif de cession et de gestion des « biens mal acquis ». Ce d’autant plus que la société civile et certains parlementaires intègres maîtrisent les rouages de la spoliation au sein de leur pays. Comme pour les plans d’ajustements structurels ou la gestion du FCFA, tout est conçu à Paris au mépris de l’expertise africaine. Il semble nécessaire de revoir la copie en compagnie de ceux qui sont les premiers concernés par la spoliation : les Africains.

Proposition 2.

Création d’un Organe de médiation

 Toute procédure judiciaire est toujours source de tension. Des procès sont menés contre des dirigeants d’Afrique centrale qui contrôlent tous les leviers du pouvoir dans leur pays. Des condamnations peuvent être prononcées, il subsistera toujours une équation à résoudre : la coopération des dirigeants mis en cause. Cette équation ne peut être résolue qu’au travers des procédures de conciliation « diplomatique » afin d’éviter des représailles. Dans cette perspective, nous proposons la création d’un Organe de médiation qui sera composé de personnalités africaines à la probité reconnue, ayant servi dans des organismes internationaux (ex. Abdou Diouf). On pourrait aussi faire appel à des membres éminents de la communauté afro-diasporique (ex. Barack Obama). La médiation de ces personnalités aura pour objectif d’apaiser les tensions et de prévenir toute forme de vendetta contre l’Agence ― nous en parlons plus loin ― chargée de gérer les ressources saisies ou contre leurs bénéficiaires. Les membres de cet Organe de médiation seront chargés de rencontrer les « chefs » condamnés, leur expliquer les vertus de la démarche, les bienfaits et les retombées des avoirs saisis pour le développement de leur pays. Il faudrait actionner le levier « diplomatique » pour faire accepter les décisions de justice françaises aux gouvernants incriminés.

 

Proposition 3.

Création d’une Agence de gestion des avoirs restitués (AGAR)

Au sein des pays africains concernés par les « biens mal acquis », il semble nécessaire de mettre en place des Agences de gestion des avoirs restitués (AGAR). A titre d’exemple, il y aura l’Agence gabonaise de gestion des avoirs restitués (AGGAR), l’Agence congolaise de gestion des avoirs restitués (ACGAR), l’Agence équato-guinéenne de gestion des avoirs restitués (AEGGAR). Sur le plan statutaire, ces agences, pour des raisons de protection juridique, pourraient être rattachées à l’Organisation des nations unies à travers le PNUD qui traite des questions de développement tout en travaillant avec l’Agence française de développement (AFD). Dans leur structure, les Agences seront composées d’experts nationaux, sélectionnés en fonction de leurs compétences. Les experts seront issus des milieux universitaires (économie, droit, sociologie), financiers ou bancaires, des ONGs locales, et assistés de deux parlementaires (opposition et majorité). Pour que l’agence puisse travailler selon les principes « de transparence, de redevabilité, d’efficacité, de solidarité et d’intégrité », elle devrait être protégée par une instance internationale (l’ONU) et un panel de personnalités nationales et internationales.

L’Agence aura un organigramme formé d’un directeur et de responsables de départements chargés, chacun, de projets spécifiques (développement agricole, projets scolaires et universitaires, projets sociaux et de services de santé, projets de développement de l’entrepreneuriat, etc.) Les dossiers de candidature pourraient être présentés sur la base d’un « ticket » ou d’une équipe. Le directeur potentiel présentera un plan d’actions correspondant aux objectifs de l’Agence et l’équipe d’experts qui l’accompagnera dans la réalisation de ces objectifs. Les dossiers seront examinés par la direction du PNUD, puis validés par l’Agence de coopération française. Le mandat est fixé à quatre ans renouvelable une seule fois.

Si, comme l’observait Albert Camus, les mots réparent, ils peuvent tout aussi bien détruire. En ce sens, il conviendra, dans le cadre de la démarche conciliatoire, de se prémunir contre un vocabulaire toxique. Plutôt que d’employer la terminologie juridique (« avoirs illicites » ou « avoirs saisis ou confisqués ») on aura délibérément recours à un langage d’apaisement des tensions. Etant donné le contexte politique d’Afrique centrale, il est souhaitable d’aller au-delà de la logique d’affrontement, qu’offre aux ONGs françaises l’Etat de droit dans leur pays, pour engager un dialogue éthique et intellectuel sur les ressources récupérées selon les « principes de transparence, de redevabilité d’efficacité, de solidarité et d’intégrité » énoncés par le sénateur français Jean-Pierre Sueur. Nous estimons que ces principes ne peuvent se réaliser sans la réflexion, la participation active et l’expertise des populations victimes de spoliation.

Marc Mvé Bekale

Maître de conférences

Université de Reims

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