Auteur de nombreux ouvrages, Rodrigue Ndong est un écrivain prolifique et protéiforme. Son écriture irradie quasiment l’ensemble de l’espace littéraire national notamment à travers les genres romanesque, nouvelliste et dramaturgique. Il convient d’agréger à cela aussi l’essai. Ce qui fait de lui depuis 2010 date de ses premières publications, un des meilleurs représentants de la littérature gabonaise de ces onze dernières années.
Nous en voulons pour preuve, le prétexte qui commande la présente prise de parole : la publication de sa dernière pièce de théâtre Les Mendiants d’Amour, aux Editions GNK Gabon en 2021. Ce texte est la onzième publication théâtrale du dramaturge qui montre indéniablement par celle-ci, qu’il est un des acteurs majeurs de la vie dramaturgique locale. L’écrivain confirme par cette publication, tout le potentiel scripturaire que la critique voyait poindre à l’horizon avec son entrée mémorable sur la scène littéraire endogène. Nous pensons précisément à la critique littéraire Carine Mengue qui le qualifiait bien à propos de « jeune garde théâtrale » dans un de ses articles : « Approches du théâtre gabonais : essai de lecture de la jeune garde théâtrale ». (Gyno-Noël Mikala et Firmin Moussounda Ibouanga (dir.),Gabon pluriel, Libreville, Odem,2013)
Par rapport à la fable, l’œuvre médiatise des histoires d’amour oscillant autour d’une dizaine de personnages aux prises avec les dichotomies de l’existence. Cette pièce qui a été mise en scène pour la première fois en 2010 au Gabon, réverbère les amours complexes et contrariées de la famille Moubeyi. Celui-ci est le pater familia d’une lignée qui comprend deux garçons. Philippe-Fernand frère aîné de Paul et une sœur adoptive Françoise. De prime à bord, nous avons affaire à une famille ordinaire, voire banale et pourtant il n’en est rien. Françoise qui est la fille adoptive de Moubeyi aime son frère Paul qui, lui, n’a de sentiments amoureux que pour Lou Jones son amant. Phillipe-Fernand est quant à lui, amoureux de sa sœur Françoise qui, elle, n’a de sentiment que pour Paul.
A la périphérie de cette confusion sentimentale intrafamiliale, le père Moubeyi apparaît aussi comme un séducteur invétéré puisqu’il cherche à séduire Princesse l’amie de sa fille Françoise ainsi que Carine une autre amie de Françoise. Si princesse est outrée par les avances de Moubeyi qu’elle considère comme son père puisque c’est le père de Françoise, Carine par contre est plutôt dans une autre stratégie : celle qui consiste à obtenir de l’amant transi, le maximum davantage en nature si celui-ci n’est pas réfractaire à la bisexualité qu’elle pratique.
On le voit, Les Mendiants d’Amour apparaît comme un hymne à l’Amour impossible, les personnages dans leur ensemble sont incapables d’agréger de manière parfaite un sentiment qui se réciproque afin de faire advenir une totale harmonie dans leur parcours sentimental. L’illustration en est faite lorsque Carine dans une tentative de transformation mentale de Françoise essaie de la convaincre de devenir elle aussi, homosexuelle par l’entremise de Samira sa maîtresse. Pour Samira et Carine, L’homosexualité est devenue la panacée. Seule cette forme de sexualité est conforme désormais à leur mode de vie. Dans la scène 6, Samira voulant convaincre Françoise de rejoindre le club restreint des lesbiennes lui tient un discours digne d’une maîtresse outillée dans l’art de la persuasion :
Adorable Françoise dit-elle, tu sais, il faut d’abord que ton esprit s’ouvre aux choses de ce monde. Le reste suivra. Balaie tous les préjugés que tu as sur les homosexuels. Fais peau neuve dans ton esprit. Considère les homosexuels comme des gens normaux. Alors tu verras que la pratique homosexuelle est aussi normale que celle des hétérosexuels. (P.47.).
Pour le personnage de Samira, la normalité est de vivre sa sexualité sans préjugés et sans contraintes. Dans son entendement, s’ouvrir moralement, spirituellement et intellectuellement, revient à agréer ce qu’on considère comme insolite, inhabituel. Dans sa posture, Samira estime que Françoise est encore prisonnière de la Doxa, du « qu’en dira-t-on » ? Or, il faut vivre sa passion amoureuse sans entrave en ne se préoccupant pas des autres. A y regarder de très près, les seuls qui semblent plus ou moins équilibrés dans leurs trajectoires amoureuses sont les couples homosexuels. Est-ce-à dire que le texte joue sur l’ambiguïté sémantique d’une question qui ébranle les sociétés contemporaines ? Rien n’est moins sûr.
La pièce de l’écrivain présente un intérêt idéologique et esthétique évident. Du point de vue des idées, l’œuvre actualise les problématiques liées à la condition humaine face aux bouleversements intervenus dans les sociétés africaines aux cours de cette première partie du XXIème siècle. Comme une écriture prédictive, la scripturalité du dramaturge met en relief les interrogations liées à la sexualité de l’individu, à l’homosexualité, à l’inceste symbolique, à l’assomption de son statut sexuel etc.
Rodrigue Ndong est donc un auteur particulièrement attentif aux pulsions du rythme social évoluant de manière cyclothymique avec d’un côté, l’Amour qui peut être considéré comme le principe de vie, de l’Eros et de l’autre côté, la jalousie et la haine représentant la mort c’est-à-dire, Thanatos le principe destructeur. La société décrite par l’écrivain dans cette pièce est soumise d’une certaine manière, à la dictature de la doxa d’un coté notamment dans les postures des personnages comme Moubeyi, Mouss, Larissa, Françoise, Philippe-Fernand etc. Cette dictature séculaire de la pensée traditionnelle fait face à l’esprit libre et impétueux de Corine, Paul, Lou Jones et Samira. Comme le lecteur peut le pressentir, ces positionnements antagonistes ne peuvent déboucher que sur un cataclysme passionnel.
Esthétiquement, Rodrigue Ndong, fidèle à ses précédentes œuvres fait éclater les règles du théâtre classique. D’abord, le paratexte qui est déjà un discours-programme. Sur la couverture, le lecteur peut voir la photographie d’une jeune femme (dont le caractère ambigu interroge) portant des boucles d’oreilles, des cheveux coiffés d’un chapeau de paille, des lunettes de soleils dans lesquelles on perçoit un reflet qui pourrait faire penser à un jardin public. Les couleurs de cette couverture sont chamarrées et font penser à celle des LGBT (Lesbiennes/Gays/Bisexuels/Transsexuels). Le titre est en gros caractères et de couleur Blanc-Rouge comme pour marquer la rencontre de la glace et du feu, la froideur de certains personnages vis-à-vis de ceux qui les aime et la passion dévorante des autres pour les êtres aimés.
Du point de vue métatextuel, l’œuvre est parcourue par 146 didascalies participant ainsi par leur grand nombre à servir de béquilles sémantiques au texte par la qualité de leurs fonctions. Nous retrouvons pour ce faire, des didascalies initiales. Celles-ci établissent non seulement la liste initiale des personnages, leur hiérarchie sociale ou scénique mais apportent également des indications sur le moment et les lieux de l’action : « Un salon cossu. Ça et là, quelques traces d’un réaménagement en cours de l’espace » (P. 13.). La particularité de cette didascalie se situe au niveau de la typographie qui n’est pas en italique. Ce qui d’habitude est généralement le cas.
Il existe également des didascalies fonctionnelles déterminant comme le dit Anne Ubersfeld, une « pragmatique de la parole », c’est-à-dire qu’à chaque réplique l’identité du locuteur est connue. Nous avons également des didascalies expressives précisant les effets que l’auteur « souhaite voir produit par le texte » (M. Pruner). Nous en avons quelques illustrations aux pages 44 [Françoise : (un peu agacée)] et 111 [Paul : (il a l’air étonné)].
Par ailleurs, concernant le découpage dialogal, l’œuvre est subdivisée en 19 scènes présentant un décor unique dans lequel les personnages vont se mouvoir. Les transitions scéniques se font généralement par l’introduction de la locution adverbiale elliptique « A ce moment », indiquant par cet emploi, une notion d’immédiateté faisant référence à un instant précis qui impacte la suite du propos : « A ce moment, entre Moubeyi » (P. 17, scène 2). Ce refus de se plier aux subdivisions classiques que sont les actes titrés et la multiplication des informations glossématiques font du texte de Rodrigue Ndong une œuvre qui subvertie les codes classiques dans ceux qu’ils ont de restrictif. La parole du dramaturge s’en trouve ici libéré. Et, comme un flot ininterrompu, conduit le lecteur à l’acmé dramatique.
En définitive, que ce soit par les thèmes convoqués, l’intensité dramatique ou la polysémie scripturale, Les Mendiants d’Amour de Rodrigue Ndong interpelle le lecteur sur les bouleversements sociopolitique de ce début du XXIème siècle dans les espaces postcoloniaux devenu schizophréniques. Pour toutes ces raisons objectives, l’œuvre de l’écrivain gabonais doit être puissamment fréquentée.
Taba Odounga Didier, Université Omar Bongo