L’État gabonais a engagé un vaste audit de la dette intérieure contractée auprès des entreprises entre 2022 et 2025. Une opération d’assainissement financièrement cruciale, dans un pays où l’encours de la dette intérieure est évalué à 2 196 milliards de francs CFA en février 2025, soit près d’un tiers de la dette publique totale (7 179 milliards de FCFA).
Par Louis-Paul MODOSS; Chroniqueur économique
L’objectif est double : identifier le montant réel dû aux opérateurs économiques et écarter les créances frauduleuses. Le Ministère de l’économie et des finances, dirigé par Henri Claude Oyima, a fixé des conditions strictes : aucune créance ne sera réglée sans présentation d’ordonnances de paiement et de justificatifs complets – conventions de marché, bons de commande, factures certifiées, déclarations fiscales et sociales, procès-verbaux de réception des prestations.
Une dette intérieure minée par les irrégularités
Depuis plusieurs années, le règlement des créances intérieures est source de vives tensions entre l’État et le secteur privé. Les opérateurs dénoncent régulièrement des retards de paiement qui fragilisent leur trésorerie, entraînant parfois des faillites parmi les PME et aggravant le chômage.
Mais du côté de l’administration, les doutes sont tout aussi persistants. L’audit s’attaque à des pratiques anciennes : marchés attribués dans l’opacité, surfacturations, complicités entre certains prestataires et fonctionnaires. Selon les constats effectués lors de la prise de fonction de M. Oyima, plus de 93 % des marchés publics en 2023-2024 ont été passés par entente directe, contre un seuil légal fixé à 15 %, sauf dérogations.
Les irrégularités en chiffres :
- 93,25 % : part des marchés attribués par entente directe en 2023-2024 (seuil légal : 15 %)
- 241 milliards FCFA : montant de dettes annulées en 2020 par la Task force (70 % des créances examinées)
- 2 196 milliards FCFA : dette intérieure recensée en février 2025
Un enjeu économique et social majeur
Au-delà du volet comptable, l’audit revêt une dimension économique et sociale. Les entreprises locales, dont beaucoup dépendent des marchés publics, se trouvent en grande difficulté lorsque l’État tarde à honorer ses engagements. Faute de liquidités, certaines réduisent leurs effectifs ou ferment leurs portes. Le tissu économique en ressort affaibli, et le chômage progresse.
« L’État est le premier client d’une partie des opérateurs économiques. Quand il ne paie pas, ce sont des centaines d’emplois qui disparaissent », résume un économiste basé à Libreville.
L’impact des retards de paiement sur les entreprises :
- 40 % des PME gabonaises déclarent avoir connu des tensions de trésorerie dues aux retards de paiement de l’État (estimation Chambre de commerce, 2024).
- Faillites en hausse : +18 % de dépôts de bilan enregistrés entre 2022 et 2024.
- Chômage : retard de paiement d’un marché public majeur peut entraîner la suppression immédiate de 50 à 200 emplois dans certaines PME locales du BTP.
Une pression budgétaire accrue
La dette intérieure, concentrée à court terme, pèse lourdement sur la trésorerie publique. Près de 78 % des remboursements doivent intervenir entre 2025 et 2027, selon les données du ministère des Finances. Pour desserrer cette contrainte, Libreville a déjà lancé une opération de reprofilage et de titrisation (« Mouelle »), qui a permis de restructurer environ 1 400 milliards de FCFA.
Structure de la dette publique gabonaise (mars 2025) :
- 7 179,05 milliards FCFA : dette publique totale
- dont 2 998,31 milliards FCFA de dette intérieure
- dont 2 196 milliards FCFA spécifiquement dues aux entreprises
- 78 % des remboursements concentrés sur 2025-2027
La promesse d’un tournant
Lancé début septembre, ce chantier doit aboutir à une cartographie claire de la dette intérieure et à un plan de paiement sélectif. L’État assure vouloir honorer ses engagements auprès des entreprises « en règle » et sanctionner les irrégularités.
Les observateurs restent prudents. « Tout dépendra de la rigueur de l’exercice et de la volonté politique de publier les résultats dans la transparence », estime un ancien cadre du ministère des Finances.
Car au-delà des chiffres, cet audit est un test : celui de la capacité du Gabon à rompre avec les dérives du passé, à assainir sa gestion publique et à rétablir un climat de confiance avec ses créanciers comme avec ses propres entrepreneurs.