C’est un truisme de rappeler les effets néfastes du pouvoir absolu. Non seulement il altère la faculté de jugement de ses détenteurs ; il corrode surtout l’esprit et le corps social d’une nation. En ce sens, nous portons tous les blessures et les stigmates psychologiques de notre histoire, dont la transmission peut se révéler intergénérationnelle.
Dictature et aliénation collective
Léon Mba est devenu le « père » de l’indépendance du Gabon contre ses convictions politiques qui l’inclinaient vers le choix du statut de département d’outre-mer pour le Gabon. Il dut y renoncer sous la pression de la population, favorable à une indépendance immédiate. Celle-ci acquise, il a fallu ensuite élaborer la constitution du nouvel Etat. Adoptée le 4 novembre 1960, elle reposait sur la prééminence du parlement d’où devait sortir le Premier ministre. Léon Mba, quant à lui, avait milité en faveur d’un régime présidentiel de type gaullien. Il perdit. Malgré ses promesses de respecter les délibérations de la première Assemblée nationale, Léon Mba, Premier ministre et chef du gouvernement, suite à un remaniement à la hussarde qui allait naturellement donner lieu à une motion de censure, proclama l’état d’alerte sur Libreville avant de mettre aux arrêts ses adversaires politiques qu’il accusa de complot. C’est alors que commença la dérive vers un autoritarisme auquel l’armée gabonaise réagit par le coup d’Etat de 1964.
Le régime politique déchu le 30 août 2023 s’inscrit dans cette histoire. Initié par Léon Mba avant d’être consolidé par Albert-Bernard Bongo (devenu plus tard Omar Bongo, puis Omar Bongo Ondimba) sous le contrôle de la France, il a marqué nos choix et nos parcours existentiels, négociés comme stratégies d’adaptation aux exigences du moment. Beaucoup ont choisi de s’accommoder du diktat établi même lorsqu’il bridait leur potentiel. Faute d’alternative, ils en sont devenus des complices « involontaires ». D’autres s’en sont éloignés en prenant la route de l’expatriation ou de l’exil intérieur.
De ce demi-siècle d’aliénation collective, est née une culture politique forgée sous le joug d’un parti-état au service d’une famille. Opposants ou partisans, nous portons tous les marques de cette culture. Nous en sommes des héritiers, car la corruption morale ayant abouti à notre dépotentiation politique (disempowerment), à notre affaiblissement collectif, à la ruine de notre génie créatif, au « viol de notre imaginaire », s’est joué dans la durée.
Cinquante-six ans de domination absolue, il ne faut pas rêver : la restauration de notre corps socio-politique et la purgation de notre âme ne se feront pas en quelques mois. A cet égard, nous devons accorder au général Clotaire Oligui Nguema et son équipe notre confiance et un délai raisonnable leur permettant de poser les bases d’une réforme éthique et institutionnelle du pays.
Albert Ondo Ossa, comme Jean Ping en 2016 et André Mba Obame en 2009, a certes remporté les élections du 26 août dernier. Sa demande de recomptage des suffrages est légitime. Mais une telle démarche constitue un pari risqué pour plusieurs raisons. La fraude électorale s’est affinée au Gabon. Elle use des moyens technologiques modernes et reposent sur un dispositif dont seuls les organisateurs maîtrisent tous les points stratégiques. On sait que la fraude prend source dans les modifications de la constitution et de la loi électorale, passe par les organes centralisateurs des élections. Le tout est parachevé par la cour constitutionnelle conçue pour valider les coups d’Etat électoraux.
Se pose alors une première question : qu’adviendrait-il si la machine à fraude avait été programmée pour que le comptage des suffrages soit favorable à Ali Bongo ? Une telle hypothèse apparaît d’autant plus plausible qu’un article paru dans le quotidien anglais The Guardian (30 août 2023) la confirme. S’appuyant sur une prétendue enquête d’opinions réalisée par la société de communication BTP recrutée par d’Ali Bongo, le journaliste Patrick Wintour affirme que « le président déchu Ali Bongo était sur le point de remporter les élections par un score de 50% des voix, loin devant son adversaire Albert Ondo Ossa crédité de 40% des suffrages. »
Et si la victoire d’Ondo Ossa était reconnue, quelle instance légale serait chargée de la proclamer et d’en établir la validité juridique vu que la cour constitutionnelle et le CGE ont été dissouts ? Une cession précipitée du pouvoir serait-elle judicieuse dans un pays plongé dans une profonde crise politique, psychologique et morale ?
Au regard de la complexité de toutes ces questions, Albert Ondo Ossa, devrait davantage adopter une position unificatrice de l’opposition en vue d’une démarche concertée dans la perspective de nouvelles élections qui devraient arriver au terme de négociations politiques. En ces temps troubles, j’invite les Gabonais à relire Nicolas Metegue N’Nah. Histoire du Gabon. Des origines à l’aube du XXIe siècle (surtout les pages 124-190).
Assemblée constituante
Le retour à la légalité républicaine ne devra pas prendre de raccourcis. Clotaire Oligui Nguema a promis aux Gabonais une nouvelle constitution et un nouveau code électoral. Il s’agit d’un travail ardu dont les militaires n’ont aucune compétence. La conception d’une constitution obéit à une philosophie politique. Celle des Etats-Unis est conforme aux idéaux de ses pères fondateurs. Elle repose sur une distribution équitable des pouvoirs opérant selon la logique du contrôle réciproque (checks and balances) entre l’exécutif et le législatif. Ce mécanisme de neutralisation réciproque, qui peut paraître paralysant, avait été conçu avec une seule obsession : prévenir toute possibilité d’émergence ou de reproduction du pouvoir tyrannique qu’ils avaient combattu afin d’acquérir leur indépendance.
Plus proche de nous, la constitution de la Ve république française apparaît indissociable des grandes idées développées par le général de Gaulle sur le pouvoir politique et militaire dans son ouvrage Le fil et l’épée (1932). Face aux enjeux qui sous-tendent la conception ou la révision d’une constitution, on s’attend à ce que Clotaire Oligui Nguema s’appuie sur une structure politique transitoire qui pourrait prendre la forme d’un gouvernement provisoire, bâti sur le modèle établi par De Gaulle au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Ce gouvernement provisoire sera amené à préparer les conditions d’une réforme institutionnelle en profondeur avec la mise en place d’une Assemblée constituante à laquelle prendront part les représentants des partis politiques, les délégués de la société civile, les délégués de la jeunesse, les délégués départementaux et régionaux élus selon des modalités à préciser.
Une constituante donnera aux Gabonais une nouvelle occasion historique de penser, de rédiger et de débattre de la structure institutionnelle appropriée pour encadrer la vie politique de leur pays. Faut-il rappeler que la constitution gabonaise a fait l’objet de multiples tripatouillages et raturages parce qu’elle a toujours été taillée sur mesure pour des individus dont l’unique visée était le verrouillage et la confiscation du pouvoir ?
Une fois réécrite, la constitution devrait être entérinée par voie référendaire. C’est seulement au terme de ce processus que le gouvernement provisoire pourra organiser des élections présidentielles, législatives et locales avant une transmission définitive du pouvoir. Toute autre procédure de révision de la constitution imposée par le CTRI (Comité pour la transition et la restauration des institutions) risquerait de conduire à une nouvelle crise.
Marc MVE BEKALE
Enseignant universitaire & essayiste