La com’ commande. C’est ce que voudraient de plus en plus les acteurs de la vie publique, au détriment de l’information. Il était question ici il y a un mois du poids des communicants dans la couverture des événements culturels. Au même moment, nos confrères américains et suisses étaient confrontés au même genre de problème.
Certes, ce n’est pas nouveau. Il y a longtemps que les « éléments de langage » et les « spins doctors » font partie de la panoplie des politiciens. Les entreprises ont découvert à la fin du siècle dernier les relations publiques et les porte-paroles qui ont réponses à tout, et en abusent depuis pour contrôler ou tenter de contrôler ce qui se dit à leur propos.
Une étape de plus a été franchie quand les candidats aux élections ont confié à des sociétés privées la captation de leurs meetings, images reprises par toutes les télévisions. Encore faut-il que celles-ci indiquent aux téléspectateurs qu’elles ne sont pas responsables de ce qui leur est montré, qui relève de la propagande. Sans une distance nette avec ces images, sans contrepoints dans le commentaire ou des images additionnelles, elles versent alors dans la complicité d’une communication
Deux informations ont cet été nourri ce dossier du détournement de l’information. Aux Etats-Unis, lors d’un déplacement du gouverneur de Floride, potentiel candidat républicain à la présidentielle de 2024, l’organisme organisateur d’un meeting de soutien à un candidat aux élections de mi-mandat en novembre prochain, une structure dénommée Turning Point, a posé des conditions à l’accréditation des reporters.
Ils devaient accepter par écrit de communiquer à Turning Point leurs enregistrements du meeting, ceci « à des fins d’archivage et de promotion ». Ils devaient s’engager à ne pas interviewer les participants sans son accord, à ne pas enregistrer ce qui est affiché sur les écrans géants. Une des conditions interdisait même aux journalistes d’entrer dans les chambres d’hôtel des participants à l’événement ! Sans doute pour empêcher les interviews non surveillés par les communicants. Enfin il fallait que le journaliste, pour être accrédité, s’engage à accorder à Turning Point « le dernier mot sur toutes les questions ».
Les conditions posées par Turning Point pour couvrir un évènement public d’intérêt public ne sont pas qu’une dérive des amis de Donald Trump. Certains partis français, qui ont écarté des journalistes jugés hostiles durant la récente campagne présidentielle, sont à deux doigts de proposer le même genre de dispositif. Et dans bien des pays, des pratiques non écrites mais efficaces relèvent de cette démarche.
Il ne faut pas laisser les sources dicter la couverture d’un événement.
En Suisse, Luca Di Stefano un confrère de La Tribune de Genève couvrant les affaires judiciaires a constatédans plusieurs procès que les prévenus
étaient représentés non seulement par des avocats, mais aussi par des agents d’influence. « Des chargés de communication rôdent autour du Palais de justice » écrit-il avec humour. Sans doute ces communicantJs et leurs clients expliqueront qu’il s’agit « d’aider » les journalistes à s’y retrouver dans des dossiers complexes. Mais ils sont bien là, écrit le chroniqueur judiciaire de La Tribune de Genève pour « emporter la conviction de l’opinion publique – quitte à édulcorer les faits, en sélectionner certains et en oublier d’autres ».
La règle déontologique est claire: il ne faut pas laisser les sources dicter la couverture d’un événement.
Il faut donc envoyer paître le communiquant qui explique combien le prévenu est une personne respectable victime d’une terrible erreur. Et, si on l’écoute par curiosité ou acquis de conscience, veiller à ne pas se laisser influencer plus ou moins consciemment par son babil. Pour les réunions politiques, la question est de savoir si on prend le risque, soit en n’y assistant pas, d’être accusé d’omission ou de parti pris, soit, en acceptant les restrictions imposées, de se laisser manipuler.
Comment alors réagir à ces pratiques ? Plusieurs médias américains ont décidé de ne pas aller au meeting « encadré » par Turning Point, en expliquant pourquoi à leurs lecteurs. « Si nous ne pouvons parler qu’avec les participants choisis par le candidat, nous n’avons pas un compte rendu fidèle de ce que les gens ont pensé de l’événement. On obtient l’opinion des plus ardents partisans », soulignait Chris Quinn le rédacteur en chef du site Cleveland.com.
D’autres ont choisi de couvrir la réunion à distance, en discutant avec des militants et du public à l’extérieur de la salle et suivant les discours en ligne. D’autres enfin ont considéré que la nécessité d’informer le public l’emportait sur les considérations juridiques et éthiques, au risque de restituer l’événement d’une façon biaisée.
Le boycott est sans doute la meilleure attitude. Comme l’a écrit Michael Kruse, journaliste au site Politico, à propos du personnel politique : « ils n’ont pas besoin de nous pour être élus. Et nous n’avons pas besoin d’eux pour écrire sur eux ». C’est vrai et cela donne souvent des articles plus intéressants, mais ces restrictions et autres interventions des communicants compliquent le travail des journalistes au détriment d’autres informations – et donc de l’information du public.
Dans tous les cas, il ne faut pas perdre de vue ce constat excellemment formulé dans une récente interview par le photographe, Jean-Claude Coutausse, qui a travaillé notamment pour l’AFP. Il évoque ainsi la lutte permanente avec les attachés de presse des hommes politiques: « On passe la journée à s’engueuler. Il faut se battre pour la place, pour le temps. C’est normal, ce sont des communicants. Nous, on est payés pour dire la vérité, on n’y arrivera jamais parce que ça n’existe pas, et, eux, ils sont payés pour mentir et ils y arrivent toujours ! »
Pierre Ganz