Aujourd’hui, un constat s’impose comme une évidence : les Etats du Sahel ne convainquent pas sur leur capacité à contrôler et pacifier leur espace. Les acteurs non-étatiques qui déstabilisent le Sahel ont réussi à entrainer ces Etats dans l’attrition, signe ultime d’une incapacité à juguler cette insécurité devenue quasi endémique. Parallèlement, depuis l’intervention de la France au Mali, le 11 janvier 2013 avec l’opération Serval, puis Barkane, jusqu’aux déploiements des différentes missions de paix régionale (le G5 Sahel), européenne (Mission de formation de l’Union européenne au Mali, Takuba) ou alors onusienne (MINUSMA), la conjoncture sécuritaire ne s’améliore pas.
Pour ces Etats, il se dégage une impression saisissante d’impuissance qui, in fine, prend la forme d’un piège. La situation sécuritaire est-elle pour autant irrattrapable ? Que dire de la manière dont les Etats sahéliens abordent la question sécuritaire aujourd’hui ? Que dévoile cette forme d’incapacité à juguler le phénomène d’insécurité ? Au-delà du constat, cette réflexion se propose d’esquisser des pistes de solutions qui incombent d’abord aux Etats du Sahel et plus loin à l’Afrique. C’est sur le cas du Burkina Faso que va s’appuyer cette réflexion.
La dérégulation de la société sous le poids de l’insécurité
A Inata, dans la province de Soum (au Nord du Burkina Faso), un évènement stupéfiant s’est produit le 14 novembre 2021 au sein de l’unité de gendarmerie d’Inata, au petit matin. En effet, une attaque, menée vraisemblablement par le Groupe de Soutien de l’Islam et des Musulmans (GSIM) affilié à Al-Qaida, a causé la mort de 57 personnes, dont 53 gendarmes. Ces gendarmes n’étaient plus en contact avec l’état-major depuis quelques jours et « […] depuis deux semaines le détachement [s’alimentaient] grâce à l’abattage des animaux ». Selon un article du journal le Monde Afrique, paru le 19 novembre 2021, le chef de l’unité de gendarmerie d’Inata avait envoyé un message à l’état-major depuis le 12 novembre 2021 « réclamant l’autorisation de quitter la position ».
Les gendarmes qui devaient assurer la relève « avaient refusé de monter au front sans un appui supplémentaire », un soutien que ne leur a pas accordé la hiérarchie à ce moment précis. Au-delà des vivres, les gendarmes massacrés le 14 novembre à Inata manquaient aussi de munitions. De façon surprenante, le rapport publié par l’Inspection Générale des Armées n’a pas situé clairement les responsabilités des uns et des autres, dans la chaîne de commandement. Un rapport dont les conclusions n’ont même pas convaincu le président Rock Marc Kaboré, puisqu’il les a rejetées pour ensuite réclamer un nouveau rapport.
Cette affaire intervient dans un contexte global particulièrement délicat dans lequel on compte, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), environ 1.501.775 déplacés internes au 30 novembre 2021. Les enfants constituent la majorité des déplacés internes avec 61,48% au total. On dénombre actuellement 2.000 morts environ et 17.000 personnes ayant quittés le Burkina Faso à cause de l’insécurité. Selon le HCR, la Cote d’ivoire a reçu 7.000 burkinabés fuyant l’insécurité qui se propage dans leur pays d’origine.
Le bilan est tout aussi dramatique du point de vue social, car on estime à 4.000, le nombre d’écoles ayant fermées depuis 2016. A côté d’autres défis bien connus, le Burkina Faso subit une conjoncture qui devient de plus en plus complexe. Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin dans la description détaillée des conséquences de la situation sécuritaire au Burkina ou ailleurs pour en mesurer les conséquences. Il semble depuis longtemps que la mission de contrôle et de sécurisation du territoire qui incombe aux forces de sécurité et de défense est assurée laborieusement. Mais que révèle l’attaque d’Inata ?
Inata : le symbole des errements opérationnels ?
La vocation d’un état-major est d’opérationnaliser une stratégie pensée au plus haut niveau gouvernemental. Il s’agit donc pour l’état-major de penser et de mettre en œuvre les aspects opérationnels d’un système de défense. Aaron P. Jackson rappelle que « le niveau opérationnel vise à faire le pont entre les niveaux de conflit tactique et stratégique. Au niveau opérationnel, […] les campagnes militaires […], sont planifiées et menées dans le but de traduire les objectifs stratégiques en une série de réussites au niveau tactique. Par conséquent, la planification opérationnelle englobe la fourniture et le maintien en puissance du soutien logistique et administratif ainsi que la manœuvre des unités tactiques ».
La province de Soum, proche de la zone des trois frontières (Mali, Niger et Burkina Faso), est de fait, située dans le périmètre d’action au sein duquel les assauts des djihadistes vis-à-vis des populations et des forces de sécurité et de défense se caractérisent par une forte récurrence. Il est difficilement imaginable qu’un état-major, engagé dans une campagne militaire, n’intègre pas le fait qu’il doit reposer son déploiement sur une planification opérationnelle dont la fourniture et le maintien en puissance du soutien logistique et administratif constitue une donnée majeure. En outre, la manœuvre des unités tactiques incombe au premier chef à l’état-major des armées. Cette manœuvre des unités tactiques nécessite, entre autres, le maintien d’une communication permanente entre les différents niveaux d’intervention.
C’est pourquoi il est légitime de se poser des questions sur le niveau de planification opérationnelle de l’état-major des armées du Faso. Ces questions se posent d’autant plus que le rapport de l’Inspection Générale des armées (rapport remis au président Rock Marc Kaboré le 30 novembre 2021) n’a pas présenté assez d’éléments pour situer de façon claire les responsabilités dans la chaîne de commandement. Pour un état-major engagé dans une guerre, le caractère inédit de ces conclusions laisse perplexe. Même si les problèmes de moyens doivent être soulevés, les premières questions que pose le drame d’Inata renvoient de façon globale à la maitrise de la gestion opérationnelle d’une crise sécuritaire.
Lorsqu’un état-major n’arrive pas à assurer la relève d’une unité dans une zone de conflit, ou lorsque celui-ci n’arrive pas à maintenir une communication régulière avec le niveau « micro », la présomption d’incompétence de cet état-major est nécessairement soulevée, à moins que d’autres explications tout aussi graves ne soient relevées. Sur la base des faits mobilisés, nul besoin de pousser les analyses plus loin pour comprendre que l’attaque d’Inata pose aujourd’hui la question du niveau de planification opérationnelle de l’armée du Burkina Faso. Le haut commandement de l’armée ne peut pas faire l’économie d’une réflexion qui, in fine, doit l’amener, outre les corrections nécessaires, à optimiser son niveau d’intervention. Il faut juste rappeler que les choix opérationnels ont, de façon directe, des implications sur le niveau tactique.
Un dévoiement au niveau institutionnel
On admet, pour les questions inhérentes à la défense nationale, que le niveau institutionnel a la charge de définir d’une part les objectifs en matière de politiques stratégiques nationales et d’autre part les objectifs stratégiques militaires. De façon plus précise, dans un Etat au fonctionnement régulier, un schéma de conception doit pouvoir s’imposer au plus haut niveau institutionnel : au niveau stratégique national, les gouvernements définissent des stratégies de défense générales qui ont des aspects militaires et autres, tandis qu’au niveau stratégique militaire, les forces armées élaborent des stratégies institutionnelles visant à les aider à mettre en œuvre les aspects militaires des stratégies nationales. La question qui se pose dans le cas du Burkina Faso est la suivante : quelle est la nature des objectifs en matière de politiques stratégiques nationales et de quelle façon s’emboitent et se déclinent les objectifs stratégiques militaires ?
Pour rappel, un Forum national sur la sécurité a été organisé du 24 au 26 octobre 2017 à Ouagadougou. Ce Forum a recommandé l’élaboration d’une politique nationale de sécurité (PNS) à laquelle devrait s’arrimer la stratégie de sécurité nationale. La commission chargée de l’élaboration de la PNS n’a été créée qu’un an après, c’est-à-dire en décembre 2018 et la version finale du document produit par cette commission n’a été adoptée qu’en octobre 2021 en Conseil de ministre. Un retard de plus de 5 ans dans la production du Plan Nationale de sécurité qui interroge. Il faut noter, entre autres, comme explication une méfiance entre la nouvelle élite militaire et civile auquel il faut ajouter un manque de leadership du gouvernement du Faso pendant toute cette période.
L’exercice de la pleine souveraineté est l’instrument qui facilite, pour une société volontaire, le déploiement régulier de la puissance publique sur la base des objectifs qu’elle s’assigne en amont. Ce préalable doit être complété par la présence d’un leadership conscient et capable d’habiter la mission qui consiste à faire vivre la souveraineté du pays. De façon logique, on arrive à la définition du statut et du mandat des institutions du pays concerné. C’est pourquoi, l’inscription de la marche d’un « petit pays » sur l’agenda d’un autre pays réputé être une « grande puissance » affecte de façon indéniable la souveraineté du « petit pays ».
Dès lors, la problématique qui se pose est celle de la définition du statut du niveau stratégique. Au final, on peut dire sur ce point que beaucoup de pays d’Afrique de l’Ouest, confrontés à la menace terroriste, ont un véritable problème d’intimité. Ces pays ont du mal à se projeter de façon souveraine sans s’en référer systématiquement à un pays comme la France. Le titre du journal BBC News Afrique (4 décembre 2019) libellé comme suit, « Macron convoque cinq présidents africains en France pour ″ des clarifications ″ », est particulièrement éloquent. En effet, à l’issue d’un sommet de l’OTAN au Royaume Uni, Emmanuel Macron avait quasiment convoqué les chefs d’Etat du G5 Sahel pour un sommet qu’il organisera dans la ville de Pau (France) quelques mois plus tard.
Comment sortir de la culture de l’impuissance
Plusieurs niveaux d’intervention méritent une attention particulière pour la remobilisation nécessaire des pays affectés par l’insécurité au Sahel. La première étape devrait être de reprendre l’initiative car c’est le point de départ d’un déploiement efficient du système de défense du Burkina Faso. Il faut ensuite examiner les différents paliers ou niveaux d’intervention en partant des dispositifs sous régionaux jusqu’au niveau opératif. D’abord, il faut s’intéresser au niveau d’intervention sous régional dont il faut revoir le paradigme fondamentalement puisqu’il n’a pas démontré une efficacité par rapport au problème d’insécurité. Entre une coopération internationale aux multiples agendas et la « pléthore incohérente d’acteurs », une coopération sous régionale inopérante est née. C’est maintenant qu’il faut revoir le paradigme qui doit sous-tendre l’intervention à l’échelon sous régional dans le Sahel.
En outre, tout en s’assurant de la bonne articulation entre le niveau sous régional et l’Etat, il faut réexaminer le déploiement de ce dernier sur les questions inhérentes à la défense du territoire en réinterrogeant la philosophie, le fonctionnement et l’articulation des trois paliers incontournables : le palier stratégique (gouvernement), le palier opérationnel (l’Etat-major) et le niveau opératif (les unités tactiques sur le terrain). Premièrement, c’est au gouvernement de définir les objectifs stratégiques nationales y compris leur déclinaison sur le plan militaire. Ces grands objectifs doivent être réaliste, lisible et prospectif.
C’est donc une perspective que le gouvernent s’efforce de tracer pour permettre aux différents acteurs impliqués dans la lutte contre le terrorisme de s’y inscrire sur la base d’un agenda clair. On comprend aisément que l’absence d’objectifs est préjudiciable pour le fonctionnement des paliers qui dépendent directement du niveau supérieur, à savoir le gouvernent. Deuxièmement, au regard des objectifs stratégiques, l’Etat-major va produire un cadre de réflexion qui finalement mettra en place des mécanismes et des dispositifs opérationnels nécessairement adaptés au contexte et à la donne sécuritaire.
En fait, la production de documents de doctrine militaire stratégique sera le reflet et l’indice de cette transformation. Ces documents constitueront l’expression écrite officielle et sanctionnée des idées acceptées sur le plan institutionnel concernant le rôle des forces armées et la façon dont elles planifient les campagnes militaires, ces manuels établiront les principes fondamentaux guidant l’application de la force militaire au service des objectifs stratégiques. Troisièmement, les unités déployées sur le terrain se verront préciser les modalités de l’engagement militaire à petite échelle. C’est donc à ce niveau qu’on planifie et exécute directement les actions contre les forces ennemies.
Pour ne pas conclure, il faut répondre aux différents niveaux de faiblesse par la promotion d’études stratégiques. A l’évidence, on doit noter qu’aussi bien l’organisation d’un système de défense que l’architecture qui le sous-tend, les moyens mobilisés ainsi que les instruments juridiques mobilisés, etc. doivent d’abord être au service d’une vision, c’est-à-dire une doctrine militaire dont on sait qu’elle varie généralement selon le niveau de conflit qu’elle vise à orienter. Si le recours aux réponses militaires doit prédominer, le lien entre sécurité, gouvernance et progrès nous apparait incontournable pour un Etat comme le Faso. Le défi est grand mais il reste accessible si l’Afrique arrive enfin à prendre ses responsabilités devant l’histoire.
Dr André ADJO
Chargé de recherche CAMES
Groupe d’Etudes politiques et de défense (GREPOD)
IRSH/CANARES