La musique de Pierre-Claver Zeng n’est guère un divertissement pur. Encore moins une simple reproduction des rythmes traditionnels. Elle allie éthique et esthétique. C’est que sa richesse réside tant dans le matériau poétique que dans l’inscription philosophique du message.
« Au commencement était le Verbe », lequel sert de « demeure à l’Être ». Les esprits alertes ont reconnu les premiers mots du prologue de l’Evangile de saint Jean, auxquels se trouve juxtaposé un fragment de l’axiome du philosophe allemand Martin Heidegger, énoncé dans sa Lettre sur l’humanisme (1946). Ici le « Verbe » renvoie au souffle divin et à la capacité de dire le sublime ou d’articuler sa pensée. Le « Verbe » définit l’Être parce qu’il en révèle l’essence. Pareille assertion prend toute son ampleur à la lumière des sociétés traditionnelles africaines où le « Verbe » était sacré et correspondait au paradigme biblique. C’est à ce titre que la « parole », voie de déploiement du
« Verbe », était symboliquement interdite aux enfants dont le devoir était d’écouter afin d’apprendre. En effet, la parole ancienne, polysémique, recouvrait à la fois une dimension philosophique, pédagogique, thérapeutique, esthétique et s’accompagnait de toute une dramaturgie. Aux yeux de Chinua Achebe, dont l’œuvre littéraire incarne la sagesse africaine, elle était indissociable de l’art du proverbe, cette « huile de palme par laquelle les mots font passer les idées » (Le monde s’effondre). On comprend alors la ritualisation de la parole chez les Anciens. Dans les lieux symboliques tel le corps de garde, où étaient débattues les questions fondamentales de la communauté, la population était souvent invitée à écouter les Aînés énoncer les vérités qu’ils tenaient de leur expérience et de leur connaissance du monde.
Souffle des temps premiers. Parole du lointain, héritée des ancêtres et portée par la volonté de purification et de redressement de la société ; c’est ainsi qu’apparaît l’œuvre poético-musicale de Pierre-Claver Zeng pour les populations d’Afrique centrale qui ont en partage la langue fang.
Pierre-Claver Zeng nous a quittés le 19 mai 2010. Il allait avoir cinquante-sept ans et avait décidé de mener de front une double carrière de politicien et de musicien en créant son propre parti et par la publication d’un nouvel album en 2004, après dix-huit ans d’interruption, apportant ainsi un démenti à ceux qui avaient cru à sa mort artistique, consécutive à son adhésion au régime d’Omar Bongo en 1990.
Zeng fut un brillant auteur-compositeur. Si sa langue poétique s’inscrit dans la continuité de la tradition des aèdes fang, le contenu de son message, quant à lui, déborde les frontières de sa communauté linguistique et vise à la redécouverte des valeurs humanistes inhérentes aux cultures africaines. valeurs nécessaires à l’avènement de la nation gabonaise.
Né le 19 septembre 1953 à Nkol-Abona, village situé à une cinquantaine de kilomètres d’Oyem, Pierre-Claver Zeng était un créateur génial du Verbe, qui l’a fait entrer dans ce que Hannah Arendt nomme « public realm » (le « domaine public »). Ce domaine consacre l’immortalité de tout homme ayant produit des objets culturels suffisamment remarquables pour être fixés dans la mémoire collective. Ces objets deviennent des « lieux de mémoire » transmis aux nouvelles générations dans un but d’édification morale et existentielle. A l’instar de Pierre Akendengue, Zeng a légué à son pays un patrimoine impérissable. C’est cela qu’a voulu signifier le gouvernement gabonais en soutenant la production d’un coffret, rendu public en 2019 sous le titre de « Ening » (« La vie »), rassemblant l’intégralité de son répertoire musical.
En Afrique, la musique reste une activité collective. Pas besoin d’école pour devenir artiste. On entend son père fredonner des notes au corps de garde pendant qu’il polit la liane. La mère chante à la cuisine en préparant le souper. A l’occasion d’un retrait de deuil, le village se réunit autour d’un groupe de percussionnistes et d’une troupe de danseurs. Tout individu présent à la cérémonie intègre la chorale par le frappement des mains et acquiert le sens du rythme. C’est ainsi que Pierre-Claver Zeng affirme avoir développé sa fibre musicale, qui devait le porter sur les scènes internationales au Canada, en France, dans le Maghreb et d’innombrables pays africains. Sa première chanson « NkoumEkeign » (« La poutre d’acier »), composée alors qu’il était élève au lycée technique Omar Bongo, connut un succès fulgurant. De 1975 à 1987, Zeng produisit six albums et devint une véritable icône au Gabon, Cameroun et en Guinée Equatoriale où le public était saisi par la profondeur, la virtuosité et la justesse de sa parole poétique. Mais aussi talentueux que l’on soit, il très difficile de vivre de son art au Gabon. Alors beaucoup de musiciens s’exilent en France. D’autres divertissent le peuple en gagnant leur vie à la fonction publique. Ce fut le cas de Zeng.
Malgré son immense succès international, il dut poursuivre ses études à Paris pour espérer subvenir aux besoins de sa famille. Lorsqu’il rentre au Gabon quelques années plus tard, Omar Bongo se trouve au sommet de sa gloire dictatoriale. Il exerce un pouvoir absolu. Il a mis en place un régime politique comparable à une pieuvre. Nul ne pouvait échapper à ses tentacules. A l’image du garçonnet qui partit puiser de l’eau dans un lac trouble et rencontra sur son chemin une créature immonde (cf. « Essigang »), Pierre-Claver Zeng, artiste jadis intègre, auteur d’une parole à la tonalité parfois pamphlétaire (« Assoum », « Melo ma wok ya ? »), entra dans les rangs. Il suspendit sa guitare, tut sa verve incandescente et vindicative, puis intégra l’administration du Trésor gabonais avant d’être happé par la politique. Même s’il occupa des ministères sans envergure, il n’en reste pas moins comptable de l’échec patent d’un modèle de gouvernance, fondé sur le pillage et l’accaparement des ressources nationales, qu’il n’a eu de cesse de dénoncer dans ses chansons (« Africa », « El dorado », « Mevo »).
Si le Zeng politique n’a pas laissé de trace visible, l’artiste a, en revanche, accédé au royaume de la permanence à travers un patrimoine qui soutient la comparaison avec les épopées Mvet, dont il était un fin connaisseur et revendiquait l’héritage. Fidèle à la tradition de l’oralité, Pierre-Claver Zeng n’écrivait pas ses textes. Il créait dans l’instantanéité à la manière des musiciens de jazz. Les paroles et la musique lui venaient sans effort. Ce génie musical est saisissant tant dans sa prosodie – riche du jeu de rimes, d’assonances et dissonances – que dans la justesse des constructions rhétoriques d’une puissance et d’une profondeur jamais égalée à ce jour en langue fang.
Né dans une période de transition historique, Zeng soulève des questions ontologiques, anthropologiques et culturelles se rapportant aux sociétés postcoloniales : « Qui sommes-nous aujourd’hui ? », s’interrogeait-il dans un entretien qu’il m’avait accordé à Paris en 2001. « Est-ce que nous sommes des Occidentaux dont nous avons appris la langue, les coutumes, l’histoire ? Sommes-nous encore des Africains avec quelque chose de spécifique à apporter au monde ? Nous en sommes encore à ce questionnement. » (Voir Pierre-Claver Zeng et l’art poétique fang : esquisse d’une herméneutique). Pour répondre, Zeng prit le parti de révéler au monde un aspect de la civilisation africaine, selon une logique de résistance à la domination occidentale. Cette résistance s’exprime en toute majesté dans « MvoneEboulou » où l’aliénation culturelle confine à un mal irrémissible. Le poète va donc interpeller la population, se servir de son art pour éclairer le chemin du futur en puisant dans le passé ancestral.
Qu’il s’agisse de ses premières chansons ou du dernier album paru en 2004, Zeng a toujours ausculté des questions fondamentales touchant au pouvoir politique, au travail, à la distribution des richesses nationales, à la préservation des valeurs culturelles africaines. Sa musique n’est guère un divertissement pur. Encore moins une simple reproduction des rythmes traditionnels. Elle allie éthique et esthétique. C’est que sa richesse réside aussi bien dans le matériau poétique que dans l’inscription philosophique du message. Zeng était pour cela une bibliothèque ancienne : son chant explore un registre lexical assez peu usité aujourd’hui devenant, à cet égard, une langue étrangère pour de nombreux locuteurs fang. En effet, ses différentes formes de discours se déploient en un ensemble touffu et condensé qui fait référence aux mythes (« Bibulu »), aux fables morales (« Essingang », « MverNkum »), aux contes philosophiques (« Ekangyengom »). Les enjeux socio-politiques de ce discours indiquent à quel point Zeng, de même que Pierre Akendengue, a ouvert un espace de la parole libre au Gabon à un moment où ce pays vivait sous la férule d’un autocrate.
La ruse passait souvent par l’emploi d’un vocabulaire hermétique, dont le sens était caché comme dans une fresque allégorique. En cela, Zeng excellait dans l’art de la dis-cohérence, de la dissonance sémantique et du phrasé elliptique. De sorte que sa langue résiste à tout effort de traduction littérale, laquelle ne peut en restituer la force d’énonciation ou d’évocation. Le traducteur se trouve alors confronté à un choix difficile : trahir, récrire ou rester fidèle au texte de départ quitte à en perdre l’esprit, la beauté, la puissance inventive. Pour en rendre la substance émotionnelle, le traducteur doit procéder à des associations d’idées, reformuler les équations langagières, opérer des substitutions métonymiques. C’est que la langue de Zeng fait partie de ces « barricades mystérieuses » que Pascal Boyer a perçues dans son étude du Mvet. Son dernier album en est une parfaite illustration, qui s’ouvre par un une méditation sur le pouvoir. Plutôt que d’aborder la question de front, l’auteur use du « bâton » (« Ntoum ») comme élément allégorique, dont il développe les niveaux de signification en faisant un détour par le passé.
Zeng nous parle du « bâton d’acier de l’époque ancienne », qui incarnait l’Idée de sagesse, en antithèse du « bâton oppressif » d’aujourd’hui, tenu par des dirigeants qui « vident, saccagent le fleuve comme une armée de mercenaires, n’épargnant ni écrevisses ni crabes, encore moins les silures » (« Mevo »). Le bâton d’antan servait à essarter le chemin. Il était source de lumière, guidait les peuples et renvoie quelque peu à l’idéal platonicien d’un pouvoir politique sous-tendu par la connaissance et la raison, facultés nécessaires pour diriger la cité. Zeng s’adresse ainsi à l’intelligence et aux émotions vertueuses de l’homme. Il sollicite à la fois notre sensibilité et notre intellection. Au final, son œuvre, d’une complexité éblouissante, ne s’apprécie véritablement que sur un temps plus ou moins long. Elle est semblable à un livre qu’on doit lire plusieurs fois avant d’en saisir la Vérité. Celle-ci n’est guère une donnée immédiate. Le lecteur ou l’auditeur doit chaque fois y revenir afin qu’elle s’ouvre à lui et le conduise vers le royaume supérieur où réside l’Esprit de l’ancêtre premier : Eyo.
Marc Mvé Bekale